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Ethique-sociologie-philosophie-droit

Manger l’animal ou la gestion du tragique : une brève histoire du lien homme-animal

By 29 septembre 2022octobre 12th, 2022No Comments

Type de document : article publié dans L’ADN

Auteur : collectif Païdeia Conseil 

Extrait : Des questions éthiques autour des normes d’abattage jusqu’à l’extinction des espèces d’élevages au nom de la souffrance animale, les débats actuels viande / sans viande reposent dans les deux cas sur une absence d’interaction entre les consommateurs et les animaux qu’ils mangent. Et à travers cette rupture du lien avec l’animal, c’est l’ensemble de notre rapport culturel au vivant qui est touché : indifférence généralisée envers le sort réservé aux animaux d’élevage d’un côté, dénonciation légitime mais absolutiste de l’autre. Et si retisser du lien avec l’animal que l’on mange, sans détourner le regard sur sa mort, pouvait redonner du sens à son existence ? Un détour historique et anthropologique s’impose pour mieux comprendre les enjeux de l’alimentation carnée.

Des animaux et des hommes : une histoire culturelle
Au-delà de l’aspect physiologique, consommer ou ne pas consommer des animaux est un acte culturel inhérent aux sociétés humaines. Il en définit les structures sociales et les représentations du monde en même temps qu’il en est le produit. […]En France, jusqu’au début du XXème, le rituel du « tue-cochon », de sa mise à mort à sa consommation, catalyse les liens sociaux : les morceaux sont partagés en fonction des statuts hiérarchiques d’âge, de genre ou de statut social. Surtout, le geste de mise à mort, transmis de père en fils, est une fonction honorifique et sert de fil rouge autour duquel les lignées se hiérarchisent et se transforment. […]

Le sacrifice animal ou la tragédie impossible

Si la consommation ou la prohibition alimentaire sont au cœur des systèmes culturels polythéistes, monothéistes ou animistes, leurs variétés mettent en évidence que le niveau de conscience accordé aux animaux est relatif au lien de familiarité avec l’animal que l’on consomme et à la gestion de sa mise à mort. […]

L’animal aux assises : la conception médiévale de l’animal Le procès d’un cochon au Moyen-Âge
La conscience accordée aux animaux est une notion qui imprègne aussi les systèmes judiciaires. L’historien Michel Pastoureau rapporte ainsi qu’entre le XIIeme et le XVIIeme siècle, cochons, vaches, juments et même insectes ou poissons ont fait l’objet de poursuites selon les mêmes procédures juridiques et bénéficiant de conditions semblables à celle d’un sujet de droit humain […]La justice médiévale humanisait l’animal […] C’est à ce titre que les animaux étaient condamnables : vus comme des êtres moraux, doués de raison, ils étaient considérés comme pleinement responsables de leurs actes.

De « l’animal-machine » aux abattoirs industriels : la rupture du lien homme-animal
Ces représentations humanisantes des animaux déclinent au XVIIème siècle, dans la foulée des écrits du philosophe Descartes. Selon lui, l’animal n’est pas gouverné par une conscience mais au contraire aliéné par des instincts dont il ne peut se défaire. Il n’est qu’une machine complexe, un « animal-machine ». Cette représentation se diffuse dans toute l’Europe, si bien que l’animal, désormais dépossédé de sa conscience, devient un simple objet manipulable par l’homme.
Au XIXème siècle, le courant hygiéniste vient redéfinir l’ensemble des pratiques sociales : des politiques de prévention de santé publique mettent alors en évidence le caractère épidémiologiquement mortifère des méthodes d’abattage des animaux et de conservation alimentaire. On construit des abattoirs, renforçant la vision utilitariste de l’animal en éloignant radicalement les individus des animaux qu’ils consomment. La charge affective autrefois portée vers les animaux d’élevage se tourne vers les animaux de compagnie et les animaux sauvages. Le sentiment de culpabilité, envers des acteurs tels que les employés des abattoirs et les chasseurs. […]

Crise écologique, scandales sanitaires : trouver des chemins de traverses
À présent, le modèle des abattoirs semble à bout de souffle. En plus des scandales sanitaires et de maltraitance animale, la sensibilité croissante de l’opinion publique est sous-tendue par un contexte d’éco-anxiété collective qui redéfinit le rapport au vivant. Ces transformations peuvent se percevoir à travers différents marqueurs : l’évolution récente du statut juridique des animaux, qui les a fait évoluer de « bien meuble » à « être vivant doué de sensibilité » ; l’exigence de transparence relative au bien-être de l’animal, comme les conditions d’élevage en plein air. En d’autres termes, les consommateurs sont en recherche de liens, aussi virtuels soient-ils.
Comment sortir de ces dilemmes ? Un tournant culturel d’ampleur doit s’amorcer : en sortant, d’abord du clivage viande / sans viande ; en opérant ensuite une revitalisation du lien homme-animal.

De l’amour à l’assiette : un défi social ?
Réintroduire le consommateur dans la vie de l’animal qu’il s’engage à consommer semble donc capital pour créer le cadre d’une prise de décision alimentaire responsable.
D’abord, il y aurait la possibilité d’améliorer les opérations de communications des labels de viande autour des améliorations permises par la marge « bien-être animal » des labels rouges.
Aussi, en permettant proximité et traçabilité, les circuits courts de distribution, qui offrent de plus en plus de partager l’animal entre plusieurs familles, montrent la voie à suivre en recréant du collectif autour de la mort et de la consommation d’un animal. Mais il est possible d’imaginer d’aller plus loin et de pousser le désir de proximité du vivant de l’animal : des systèmes de parrainages d’animaux où les consommateurs auraient la possibilité d’interagir, voire de créer un lien d’attachement avec l’animal qu’il consommera plus tard. La charge de bienveillance autour de sa mise à mort serait dès lors sans doute contaminée par l’affectivité nouée en amont, et serait d’autant plus engageante et responsabilisante pour le consommateur. Aussi difficile que cela puisse paraître, en l’état instable de nos représentations sur ces questions, un tel engagement envers l’animal aurait, en tout cas, la vertu de rendre le consommateur pleinement responsable de sa consommation, en renouant notre lien millénaire avec les animaux.

Extrait du site de l’ADN