Type de document : article publié dans Le Monde (édition abonnés)
Auteur : Valentine Faure
Extrait : De l’animal-machine de Descartes aux « animal studies » structurées au début des années 2000, le regard des sciences sociales sur les animaux a changé. Ils ne sont plus considérés comme des objets dépourvus de conscience mais comme des « êtres vivants doués de sensibilité », capables même de résistance.« Ils sont plus malins que nous », titrait le New York Times en juillet. Qui donc ? Ces pies et ces corbeaux bâtisseurs de nids repérés à Anvers ou à Rotterdam, faits à partir d’aiguilles arrachées à des dispositifs anti-oiseaux. « Les pies ont réussi à transformer une architecture hostile en maison », observe le journal. Des nids d’acier, blindés comme des bunkers, tel un geste d’adversité rendu à l’envoyeur. Comme celui des orques, qui multiplient, depuis trois ans, les attaques groupées contre des bateaux au large de Gibraltar – les représailles, peut-être, d’un accident dont aurait été victime une orque matriarche, percutée par un bateau en 2020. Si ce comportement animal inhabituel ne fait toujours pas l’objet d’un consensus scientifique, les réseaux sociaux ont déjà tranché, s’enthousiasmant pour cette apparente révolte en famille sous le hashtag #orcauprising (soulèvement d’orques). L’idée s’est diffusée comme une nouvelle évidence : les animaux seraient capables de se défendre contre l’humain, peut-être même de se venger, et donc, pourquoi pas, d’agentivité, c’est-à-dire d’agir sur le monde en fonction de leurs propres expériences. C’est aussi le fil conducteur de la série Abysses, diffusée sur France 2, adaptée du best-seller international de l’Allemand Frank Schätzing (Der Schwarm, Kiepenheuer & Witsch GmbH, 2004, traduit en 2008, Presses de la cité), dans laquelle une force mystérieuse venue des profondeurs utilise des créatures marines pour déclarer une guerre contre l’humanité. Voici l’être humain passé d’espèce menaçante à espèce menacée.
Ces scénarios témoignent du retournement de notre regard sur les animaux, à la faveur d’un bouleversement ontologique qui n’en finit pas d’ébranler la place à part de l’être humain. Baptiste Morizot fait des loups des Diplomates (Wildproject, 2016) ; Vinciane Despret nous incite à Penser comme un rat (Quæ, 2009), à Habiter en oiseau (Actes Sud, 2019) ou encore à imaginer l’Autobiographie d’un poulpe (Actes Sud, 2021), dans laquelle elle inventait la « thérolinguistique », une branche de la linguistique « attachée à étudier et à traduire les productions écrites par des animaux ». La philosophe Florence Burgat s’intéresse à L’Inconscient des animaux (Seuil, 272 pages, 23 euros), l’historien Eric Baratay aux Cultures félines (Seuil, 2021). [Fin de la partie disponible sans abonnement]