Type de document : article publié dans Nature 618:667-668. DOI :
Auteur : Jonathan Birch
Extrait en français (traduction) : Le « spécisme » est-il aussi grave que le racisme ou le sexisme ?
Critique du livre « Animal Liberation Now », Peter Singer, Bodley Head (2023)
[…] Si nous en savons autant sur les implications de l’agriculture intensive en termes de bien-être, c’est grâce au travail des scientifiques et des militants. Nombre d’entre eux ont été incités à s’intéresser à ces questions par le livre de Peter Singer, Animal Liberation, publié pour la première fois en 1975. Il s’agissait de l’un des premiers ouvrages à documenter en détail les souffrances causées aux animaux et à les présenter avec des arguments éthiques forts appelant à l’action. Près de 50 ans plus tard, Singer a produit une édition massivement révisée et mise à jour, intitulée Animal Liberation Now (La libération animale aujourd’hui). Les nouveautés ne sont pas toutes négatives. Le livre met en valeur les réalisations marquantes du mouvement de protection des animaux […]. Mais il s’agit surtout de mauvaises nouvelles. De nombreux problèmes se sont aggravés. Dans un long chapitre consacré à l’élevage intensif, Singer lâche un flot de faits inadmissibles. Dans cette partie du livre, les commentaires éthiques sont relégués au second plan, au profit d’une communication dépassionnée des faits. C’est un choix judicieux, car les faits parlent d’eux-mêmes.
Faire face aux faits
Mais que pouvons-nous faire en tant qu’individus ? […] Dans quelques pays, notamment en Suède et en Allemagne, la consommation de viande a commencé à diminuer ces dernières années ; mais dans la plupart des pays, la demande n’a fait qu’augmenter au cours des décennies qui ont suivi la libération des animaux, et on prévoit qu’elle continuera à croître. Singer est parfaitement conscient de l’objection selon laquelle, du point de vue d’un producteur, le comportement d’un consommateur n’est qu’un bruit dans les données par rapport à une tendance claire d’augmentation de la demande. Un individu qui change ses habitudes n’envoie pas un signal qui obligerait les entreprises à réduire l’offre. Quel est donc l’enjeu ?
Singer a toujours eu du mal à répondre de manière convaincante à cette question, car il est attaché à une conception de l’éthique centrée sur les actions individuelles. Je pense que la bonne réponse consiste à déplacer l’accent des actions individuelles vers les actions collectives. Pousser au changement systémique est quelque chose que nous devons faire ensemble. Nos contributions individuelles seront négligeables, mais notre action coordonnée a le pouvoir de modifier les normes de l’industrie. […] Les objectifs de ces actions devraient inclure des changements de politique, notamment une réduction des subventions publiques accordées à l’agriculture animale intensive, et pas seulement des ajustements alimentaires.
Le lien avec le climat
Plus loin dans le livre, Singer établit des liens précieux entre le bien-être animal et la lutte contre le changement climatique, une question qui, de son propre aveu, ne faisait pas partie de ses préoccupations en 1975. […] L’abandon de la viande est fortement recommandé pour des raisons environnementales. Pourtant, il existe de véritables points de conflit, que Singer ne met pas en évidence. Les défenseurs de l’environnement ont tendance à considérer la réduction de la consommation de viande bovine comme leur priorité absolue, car les émissions associées à la production de viande bovine sont très importantes. Mais ils recommandent parfois de remplacer la viande bovine par du poulet, ce qui risque d’accroître encore la demande pour l’un des types d’élevage les moins respectueux de l’environnement.
En outre, certains choix rhétoriques et philosophiques limiteront toujours l’attrait du livre. Dans les deux éditions, Singer fonde ses arguments sur le rejet du « spécisme », un type de discrimination qu’il compare au sexisme ou au racisme, mais sur la base de l’espèce. Pour Singer, nous pouvons traiter un animal différemment en fonction de ses capacités cognitives, mais jamais uniquement parce qu’il appartient à une espèce différente. Par exemple, il affirme que si l’on est prêt à tuer un porc et à prélever ses organes au profit de l’homme (s’ils sont compatibles avec l’espèce humaine), on devrait être prêt à faire de même avec un enfant humain né sans certaines parties de son cerveau et de son crâne, dont les capacités mentales sont moindres que celles du porc.
Singer est un utilitariste convaincu, qui préconise des solutions visant à maximiser le bien-être général : le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Il est donc favorable au prélèvement d’organes sur le porc et sur le nourrisson si les bénéfices sont suffisamment importants par rapport à la souffrance causée. Il s’agit là d’un test décisif pour Singer : certains lecteurs apprécieront la comparaison, d’autres s’en indigneront. Les défenseurs des droits des personnes handicapées trouvent depuis longtemps ce type d’argument exaspérant et offensant. La tragédie de l’approche de Singer est que deux mouvements progressistes qui devraient être alliés finissent par être apparemment opposés. […]Le bien-être animal en recherche
Un deuxième choix discutable consiste à mettre l’expérimentation animale sur le même plan que l’élevage intensif, en la présentant comme une autre manifestation d’un spécisme flagrant. Dans le cas de la recherche animale, l’équilibre entre les avantages et les inconvénients est souvent beaucoup plus subtil, et le style tranché de Singer semble moins approprié. Bien qu’il ne soit pas un abolitionniste absolu […], la grande majorité de la recherche animale est dans sa ligne de mire.
Pourtant, une vérité gênante est que la protection du bien-être des animaux nécessite une compréhension de l’esprit et du comportement des animaux, et la compréhension que nous avons repose en grande partie sur la recherche animale. […]Ce livre nous rappelle que les faits simples et bien documentés, présentés de manière claire, sont souvent plus éloquents que les arguments philosophiques.
Extrait en anglais (original) : Book review Animal Liberation Now Peter Singer Bodley Head (2023)
[…] We know as much as we do about the welfare implications of intensive farming because of the work of scientists and campaigners. Many of them were inspired to enter these areas by Peter Singer’s book Animal Liberation, first published in 1975. It was one of the first books to document the suffering caused to animals in detail, and present it together with strident ethical arguments calling for action. Almost 50 years later, Singer has produced a massively revised and updated edition, Animal Liberation Now. The new material is not all bad news. The book showcases signature achievements of the animal-welfare movement […]. But it is mostly bad news. Many problems have worsened. In a long chapter on intensive farming, Singer lets loose a barrage of unconscionable facts. […] In this part of the book, ethical commentary takes a back seat to the dispassionate communication of facts. That is a wise choice, because the facts speak for themselves.
Facing the facts
But what can we, as individuals, do about it? […] In a few places, notably Sweden and Germany, meat consumption has begun to fall in recent years; but in most, demand has only risen in the decades since Animal Liberation, and it is projected to grow further. Singer is acutely aware of the objection that, from a producer’s point of view, a consumer’s behaviour is just noise in the data against a clear trend of rising demand. An individual changing their habits does not send a signal that would force companies to cut supply. So, what is the point?
Singer has always struggled to reply to this convincingly because he is committed to a way of thinking about ethics that centres on individual actions. I think the right reply is to shift the focus from individual to collective actions. Pushing for systemic change is something we must do together. Our individual contributions will be negligible, but our coordinated action has the power to shift industry norms. […]The goals of such actions should include policy changes, including a reduction in the government subsidies that flow to intensive animal agriculture, not just dietary adjustments.
The climate connection
Later in the book, Singer makes valuable connections between animal welfare and the fight against climate change, an issue that was (by his own admission) not on his radar in 1975. […] Shifting away from meat is highly recommended on environmental grounds. Yet there are genuine points of conflict, which Singer underplays. Environmental campaigners tend to see reducing beef consumption as their top priority, because the emissions associated with beef production are so great. But they sometimes recommend replacing beef with chicken, potentially further increasing demand for one of the lowest-welfare kinds of farming.
Moreover, there are some rhetorical and philosophical choices that will always limit the book’s appeal. In both editions, Singer rests his arguments on the rejection of ‘speciesism’: a type of discrimination that Singer likens to sexism or racism, but on grounds of species. For Singer, we might differ in how we treat an animal on the grounds of cognitive capacity, but never just because it is a different species. For example, he argues, if you would be willing to kill a pig and harvest its organs to benefit people (if they were human-compatible), you should be willing to do the same to a human infant born without parts of its brain and skull, which has less mental capacity than the pig.
Singer is a committed utilitarian, advocating solutions that maximize overall well-being: the greatest happiness for the highest number. He thus favours taking organs from both the pig and the infant if the benefits are large enough, relative to any suffering caused. This is a Singer litmus test: some readers will welcome the comparison, most will seethe. Disability-rights campaigners have long found this style of argument exasperating and offensive. The tragedy of Singer’s approach is that two progressive movements that should be allied end up seemingly opposed. […]Animal welfare in research
A second questionable choice is to put animal experimentation in the same bracket as intensive farming, portraying it as another manifestation of egregious speciesism. In the case of animal research, the harms and benefits are often balanced much more finely, and Singer’s trenchant style seems less appropriate. Although he is not an absolutist abolitionist […] the vast majority of animal research is in his crosshairs. Yet an awkward truth is that protecting animal welfare requires an understanding of animal minds and behaviour, and the understanding we have rests substantially on animal research. […]The book is a reminder that plain, well-sourced facts, starkly presented, often speak louder than philosophical arguments.